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Paris-Rouen

JOUR 1

 

Je n'étais pas encore parti que survient le premier imprévu:

La veille du départ, mon grand frère m'appelle: il revient demain de Bordeaux et arrive à me convaincre de l'emmener avec lui.

Le départ était initialement fixé à 7h du matin, en prévision d'une grosse étape à parcourir. 6H du matin, je termine les préparatifs. 7H personne debout. 9H toujours personne ne se lève. 10H j'ose aller le secouer: j'apprends qu'il est crevé, que ce sera pour une prochaine fois. Je pars finalement vers 13h, par le train qui passe à deux pas de la maison. Direction Mantes la Jolie. Ce n'est pas Paris certes, mais c'est relativement proche, et ça m'évite de traverser les ports de la banlieue, ainsi que deux écluses.

Je sors du train. Il faut que je transporte mon matériel jusqu'à la Seine, située à 1 ou 2 kilomètres. Déjà au bout de quelques mètres les sangles du sac «kayak» me scient l'épaule.

Le sac de randonné «bouffe-divers» sur l'autre épaule, glisse centimètre par centimètre, le long du bras. Le sac «inclassable»: un grand sac en plastique, contenant en particulier la fameuse caisse de vin, tenu à bout de bras, me tape dans les jambes à chaque pas.

Je dois faire des pauses tous les 100 mètres pour réajuster mon chargement. Je coupe au plus court pour gagner la Seine au plus vite.

Survient une énième intersection. Indécis sur la direction à prendre, je laisse là mes affaires et cours évaluer la situation. La Seine est bien là, quelques centaines de mètres plus loin. Un dernier effort. J'y suis. J'y suis, certes, mais un dernier obstacle m'en sépare encore: je me trouve sur un ponton de béton et d'acier, et la Seine, elle coule paisiblement 3-4 mètres à pic en dessous. Je savais par mes cartes que des pontons aménagés pour les avirons devaient exister le long de la berge, en amont, mais ça signifiait un nouveau calvaire pour y transporter le kayak. J'examine rapidement la situation. J'ai une barrière le long du quai qui constitue une bonne prise, et à laquelle je pourrai attacher mes cordelettes. A mi-hauteur de la plaque d'acier qui plonge dans l'eau, un genre de tuyau fait saillie, permettant également une bonne prise. L'eau est peu profonde, 50 cm tout au plus à cet endroit. C'est possible, j'embarquerai donc ici.

 

Je me rappelle parfaitement du sentiment qui m'a alors envahi: C'était le moment. Le moment où on peut encore faire demi-tour, rentrer chez soi comme si de rien était. Le moment charnière où tout bascule. Le moment où vous vous trouvez absurde. C'est le moment de flottement, où il faut prendre la décision: sortir du cocon confortable et anonyme de la société.

A partir de l'instant où vous dépliez votre kayak, en plein milieu du trottoir, au bord d'un quai de 4m de haut vous quittez votre masque d'inconnu propre sur lui-bien rangé que vous affichez dans le métro, et que vous renvoie chaque visage que vous croisez. A partir de ce moment:

  • la plupart des gens changent de trottoir en vous voyant

  • mais si vous avez de la chance, d'autres, attirés par la curiosité que vous susciterez, y verrons une invitation à la conversation. C'est donc aussi l'occasion de rencontres fabuleuses.

  • Vous serez également affranchis de certains principes. On vous offrira la possibilité de:

    • manger votre maquereau avec les doigts

    • ne plus vous laver les dents le matin

    • vous moucher sur les manches de votre treillis, etc...

Je ne vais pas épiloguer, pour ne pas vous ennuyer.

Je reviens donc là où je m'étais laissé, le kayak est à présent gonflé sur le bitume. Après avoir pris soin de l'attacher, je le lance à l'eau. Puis patiemment, je descends à la corde chacun des sacs, qui s'amoncèlent en vrac entre les boudins. Puis je fixe la corde à la barrière, lui fait faire une boucle qui fera office de prise complémentaire au ¾ de la hauteur.

Je descends à la main les dernières affaires. L'escalade n'est pas aisée, mais faisable. Un sympathique promeneur me lance les dernières choses qui trainent sur le trottoir. Il est 16h je pars.

C'est le premier test de mon système de caisse de bois rehausseur. Plus haut, je suis aussi plus instable. La première péniche passe, je descends du siège par précaution. Ce sera la première et la dernière fois du trajet. On s'adapte très vite à ce genre de changement. Les berges défilent tranquillement, je quitte la ville. La Seine, s'étend face à moi, son lit est plus large qu'à paris, et les rives particulièrement sauvages. Pour un peu on se croirait sur l'amazone. Rien à voir avec la succession de péniches parquées à laquelle j'étais habitué.

 

Le temps passe, bientôt survient la première écluse. J'appelle à tout hasard, pour obtenir l'autorisation de passer. Réponse sans surprise: impossible sans un ordre venu d'en haut. Heureusement j'avais déjà repéré sur la carte un large port séparé de l'écluse et de la Seine par une bande de terre large d'une trentaine de mètres. L'entrée du port était en amont. Il me suffisait de dépasser l'écluse par le port, et de traverser la bande de terre, pour me retrouver sur la Seine, en aval de l'obstacle. Après avoir suivi un bras de Seine tortueux, j'arrive sous le vieux pont rouillé marquant l'entrée du port. Le ciel est sombre il commence à pleuvoir. Je savais que j'aurai droit à de la pluie au vu des prévisions météo. J'avais dit à mes parents que ce ne serait qu'un peu d'eau supplémentaire dans mon kayak, que je serai déjà trempé de toute façon. En fait c'est bien pire que ça. Tout autour de vous, tout se voile et devient brumeux. Vous êtes seul sur le fleuve, entouré d'une multitude de gouttes qui s’écrasent dans l'eau en dessinant de petits cercles, dans un fin bruissement. Vous êtes tout seul. L'espace d'un instant, l'absurdité de la situation et de ce projet me rattrape. Je serai mieux chez moi à contempler cette pluie à l'abri derrière ma fenêtre. Mais à présent je suis seul. Au milieu de cette eau, au milieu de cette pluie qui s'étend à perte de vue. Les berges trop éloignée dans cet immense port ne défilent plus, et j'ai l'impression de faire du surplace. J'accoste sur l'étroite bande de terre qui me sépare de la Seine pour faire une pause. Je réalise que la fine bande couleur verte sur ma carte correspond en réalité à une véritable brousse faite d'arbres enchevêtrés et de hautes herbes. Impossible de traverser ici. Je pagaie donc jusqu'à l'extrémité du port.

 

La pluie s'est arrêtée. La végétation est plus dégagée, et j'aperçois à droite les premières habitations d'une ville. Je débarque de nouveau, hisse mon kayak hors de l'eau et pars à la recherche d'un chemin praticable. La ville semble désertée, il n'y a pas âme qui vive. Après quelques allées et venues, je repère perpendiculaire au chemin un étroit passage au milieu des orties se dirigeant vers la Seine. Effectivement au bout se trouve une magnifique petite plage dissimulée par la haute végétation. J'y transporte donc mon matériel. Trois aller-retours sont nécessaires, J'emporte en dernier le kayak toujours gonflé, en le maintenant en équilibre sur ma tête. Je regagne donc non sans mal la fameuse plage. Je m'arrête un instant pour souffler, manger quelque chose. Il m'aura fallu plus d'une heure pour passer cette écluse. Je m'apprête à repartir. Une belle surprise s'offre alors à moi. Le viking Cruise. Une péniche de croisière que j'ai souvent croisée sur la Seine aux abords du lycée, passe devant moi dans un grondement. Il me redonne courage, comme un compagnon sorti tout droit de mon quotidien, venu me soutenir après cette épreuve. Je continue jusqu'au coucher du soleil, et m'installe pour la nuit au hasard d'une plage que m'offre la berge. Je sors de nouveau le kayak. Je dine, et me couche à la belle étoile, après avoir recouvert mon sac de couchage des plastiques de peinture. Rapidement harcelé par les moustiques, je rabats la bâche sur ma tête. Probablement à cause de la condensation celle-ci devient vite trempée, et l'eau commence à traverser mon duvet. En plein milieu de la nuit je plante les pagaies dans le sable et tente d'aménager au mieux mon abri. Finalement je m'endors épuisé.

 

 

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